7. Vol spécial

 

L’habitude n’y faisait rien, songeait le Dr Heywood Floyd, le fait de quitter la Terre était toujours aussi excitant. Il avait été une fois sur Mars, trois fois sur la Lune et si souvent jusqu’aux diverses stations spatiales qu’il ne pouvait pas en faire le compte. Pourtant, comme le moment du départ approchait, il prenait conscience de la tension qui montait en lui. C’était une impression d’émerveillement, une sensation de… oui, de nervosité, qui le mettait sur le même pied que n’importe quel Terrien sur le point de recevoir le baptême spatial.

Le jet qui l’avait amené de Washington après son entrevue avec le Président, à minuit, descendait maintenant vers l’un des sites les plus familiers et les plus fascinants du monde. Là, sur vingt milles de côte de Floride, les deux premières générations de l’Âge Spatial cohabitaient. Vers le Sud, des feux rouges clignotaient, dessinant les portiques géants des Saturne et Neptune qui avaient emporté les hommes sur le chemin des planètes et qui, maintenant, étaient entrées dans l’Histoire. Au bord de l’horizon, une tour argentée scintillait dans les projecteurs : la dernière Saturne V, monument national et lieu de pèlerinage depuis vingt ans. Non loin, se détachant sur le ciel comme une montagne artificielle, se dressait la masse formidable du Bâtiment d’Assemblage, la plus vaste construction existant sur Terre.

Mais tout cela, désormais, appartenait au passé, et le Dr Heywood Floyd allait vers l’avenir. Comme l’avion descendait encore, il découvrit une mosaïque de bâtiments, une large piste, puis une cicatrice toute droite au milieu du paysage : les rails multiples d’une rampe de lancement géante. À son extrémité, entouré de véhicules et de portiques, un astronef était prêt à bondir vers les étoiles. Il scintillait dans la lumière, et la rapide descente vers le sol suscitant soudain une modification de perspective, Floyd eut l’impression de contempler un petit papillon d’acier pris dans le faisceau d’une torche électrique. Puis les minuscules silhouettes qui se hâtaient au sol lui firent à nouveau apparaître les véritables dimensions de l’engin. Il devait bien mesurer soixante mètres au niveau de ses ailerons en V. Floyd songea avec incrédulité et un rien de fierté que cet énorme véhicule spatial l’attendait, lui. À sa connaissance, c’était bien la première fois qu’une mission complète était mise sur pied pour conduire un seul homme sur la Lune.

Il était deux heures du matin, pourtant un groupe de journalistes et de photographes l’intercepta sur le chemin de l’Orion III. Il connaissait certains d’entre eux de vue car, en tant que Président du Conseil National d’Astronautique, les conférences de presse lui incombaient. Mais ce n’était ni le lieu ni l’heure pour en improviser une et il n’avait rien à leur déclarer. Cependant, il était important de ne jamais offenser les responsables des media.

— Docteur Floyd ? Jim Forster, de l’Associated News. Pouvez-vous nous dire quelques mots à propos de votre voyage ?

— Désolé… Je n’ai vraiment rien à déclarer.

— Vous avez pourtant rencontré le Président cette nuit ? lança une voix familière.

— Oh !… salut, Mike. Je crains que l’on ne vous ait tiré du lit pour rien. Je n’ai aucun commentaire à faire.

— Pouvez-vous au moins nous confirmer ou non qu’une épidémie a éclaté sur la Lune ? demanda un reporter de la TV en réussissant à se déplacer sans cesser de tenir Floyd dans le viseur de sa caméra miniature.

— Désolé. Je ne peux pas.

— Et la quarantaine ? demanda un autre reporter. Combien de temps va-t-elle encore durer ?

— Je n’ai rien à dire.

— Docteur Floyd, demanda une jeune demoiselle petite et décidée, quelle justification peut-on fournir à ce black-out total des informations concernant la Lune ? Cela a-t-il quelque rapport avec la situation politique actuelle ?

— Quelle situation politique ?

Il y eut quelques rires et quelqu’un lança : « Bon voyage, docteur ! » au moment où il pénétrait dans le sanctuaire du bureau d’embarquement.

La « situation politique », aussi loin qu’il se souvînt, avait toujours été proche d’une crise permanente. Depuis les années 70, le monde était dominé par deux problèmes qui, ironiquement, tendaient à s’annuler mutuellement.

Bien que le contrôle des naissances se fût avéré sûr et économique et qu’il eût été admis par les grandes religions, il était venu trop tard : la population mondiale atteignait maintenant six milliards, dont un tiers dans l’Empire chinois. Certains gouvernements autoritaires avaient voté des lois limitant la famille à deux enfants, mais leur application s’était révélée impossible.

Le résultat était maintenant que la nourriture manquait dans tous les pays. Les États-Unis eux-mêmes connaissaient des jours maigres, et l’on prévoyait la famine générale d’ici quinze ans, en dépit des efforts qui avaient été accomplis pour coloniser la mer et développer les aliments de synthèse.

Plus que jamais, la coopération internationale était nécessaire, mais les frontières étaient toujours aussi nombreuses que par le passé. En un million d’années, la race humaine avait perdu bien peu de son agressivité. À travers les lignes de partage symboliques qui n’étaient évidentes que pour les politiciens, les trente-huit puissances nucléaires s’observaient avec méfiance. Elles possédaient en commun assez de mégatonnes pour faire sauter la planète. Par miracle, nul n’avait encore déclenché le conflit, mais la situation ne pourrait se prolonger indéfiniment. Les Chinois, pour des raisons mystérieuses, venaient de mettre à la disposition des pays encore démunis une puissance de cinquante ogives nucléaires avec leurs vecteurs. Le prix en était de 200 millions de dollars et des facilités de paiement étaient offertes.

Peut-être, ainsi que l’avaient suggéré certains observateurs, essayaient-ils de renflouer leur économie défaillante en faisant rentrer des devises. À moins qu’ils n’aient découvert des armes si perfectionnées qu’elles renvoyaient toutes les autres au rang de simples joujoux. On parlait de radiohypnose à partir de satellites, de virus, de chantage grâce à quelque fléau de synthèse dont les Chinois seraient seuls à posséder l’antidote. Ces idées charmantes appartenaient très certainement à l’arsenal de la propagande de pure imagination, mais on ne pouvait raisonnablement les écarter toutes. Chaque fois qu’il quittait la Terre, Floyd se demandait si elle serait encore là à son retour.

L’hôtesse impeccable l’accueillit à l’entrée de la cabine.

— Bonjour, docteur Floyd. Je suis miss Simmons. Je vous souhaite la bienvenue à bord de la part du capitaine Tynes et de notre copilote, le premier officier Ballard.

— Merci, répondit Floyd en souriant, tout en se demandant pourquoi les hôtesses avaient toujours une voix de robot.

— Départ dans cinq minutes, reprit miss Simmons en désignant les vingt sièges vides. Choisissez votre place, docteur. Le capitaine Tynes vous recommande le hublot bâbord avant, si vous désirez suivre les opérations de départ.

— D’accord, fit-il en se dirigeant vers le siège indiqué.

L’hôtesse s’occupa encore de lui pendant quelques instants, puis elle se dirigea vers son habitacle, au fond de la cabine.

Floyd s’ajusta dans son siège et boucla le harnais de sécurité autour de sa taille et de ses épaules. Puis il plaça sa serviette sur le siège voisin et l’attacha. Un instant plus tard, la voix de miss Simmons se fit entendre dans le haut-parleur :

— Vol spécial 3 de Kennedy à station spatiale N°1.

Il était évident qu’elle était tout à fait décidée à se conformer à la routine pour le bénéfice de son seul et unique passager et, comme elle poursuivait inexorablement, Floyd ne put s’empêcher de sourire.

— Notre voyage durera cinquante-cinq minutes. L’accélération maximale atteindra 2 g et nous serons en apesanteur durant trente minutes. Veuillez ne pas quitter votre siège jusqu’à l’apparition du signal de sécurité.

Floyd tourna la tête et dit « merci ». Ce qui lui valut un sourire charmant et quelque peu embarrassé.

Il se laissa aller dans son fauteuil et se détendit. Il songea que ce voyage allait coûter environ un million de dollars d’impôts. S’il n’était pas justifié, il perdrait son emploi. Mais il aurait toujours la possibilité de retourner à l’université et à ses recherches interrompues sur la formation des planètes.

— Compte à rebours automatique, dit la voix du capitaine sur le ton charmant des opérations de routine.

— Décollage dans une minute.

Comme d’habitude, cela parut durer plus d’une heure. Floyd prit conscience des forces colossales qui l’entouraient, attendant d’être libérées. L’énergie d’une bombe atomique était déversée dans les réservoirs de l’astronef et dans la rampe de lancement. Et cela suffirait à l’envoyer à deux cent mille milles de la Terre.

Le cinq, quatre, trois, deux, un des jours anciens, si éprouvant pour les nerfs, avait été supprimé.

— Décollage dans quinze secondes. Vous serez plus à l’aise si vous commencez à respirer profondément.

C’était de l’excellente psychologie et de l’excellente physiologie, tout aussi bien. Floyd se sentait empli d’oxygène, prêt à tout affronter lorsque la rampe de lancement expédia les mille tonnes de l’astronef au-dessus de l’Atlantique.

Il eût été difficile de dire à quel moment l’engin quitta la rampe mais, quand le grondement des fusées se fit soudain deux fois plus puissant et que Floyd sentit qu’il s’enfonçait de plus en plus dans son siège, il sut que les moteurs du premier étage venaient d’entrer en action. Il eût aimé regarder par le hublot mais il ne parvenait pas à bouger la tête. Pourtant, il n’éprouvait aucun malaise. La pression et le grondement des moteurs finissaient par engendrer une espèce d’euphorie extraordinaire. Les oreilles bourdonnantes, le sang battant dans ses veines, Floyd se sentait plus vivant que jamais, plus jeune. Il avait envie de chanter et il pouvait sans doute se le permettre puisque nul ne pouvait l’entendre.

Cette impression disparut rapidement et il se prit soudain à songer qu’il quittait la Terre et tout ce qu’il avait jamais aimé. Là, tout en bas, il y avait ses trois enfants qui n’avaient plus de mère depuis ce fatal voyage en Europe, dix ans auparavant. (Dix ans ? Impossible… Pourtant…) Il aurait dû sans doute se remarier, rien que pour eux…

Il avait presque perdu le sens du temps lorsque la pression et le bruit disparurent soudain. Le haut-parleur annonça :

— Attention à la séparation du premier étage !

Il y eut une légère vibration et Floyd, tout à coup, se souvint d’une citation de Léonard de Vinci qu’il avait lue une fois dans un bureau de la NASA :

 

Le Grand Oiseau prendra son vol

depuis le dos du grand oiseau

ramenant la gloire

au nid originel.

 

Eh bien, le Grand Oiseau volait, maintenant. Il dépassait les rêves de Léonard de Vinci et son compagnon épuisé revenait vers la Terre. Glissant au long d’un arc de dix mille milles, le premier étage regagnait l’atmosphère, retournant vers Cap Kennedy. D’ici quelques heures, vérifié et ravitaillé, il serait de nouveau prêt à emmener un autre compagnon vers les solitudes scintillantes que jamais il n’atteindrait.

Nous voici livrés à nous-mêmes, songea Floyd. Plus de la moitié du chemin était faite. L’accélération se manifesta de nouveau, mais plus légèrement, quand les fusées supérieures se déclenchèrent. Cela dépassait à peine la gravité normale. Mais il eût été impossible de marcher puisque le « haut » était constitué par le devant de la cabine. Si Floyd avait été assez stupide pour quitter son siège, il se serait écrasé sur la paroi opposée. C’était quelque peu déconcertant car on avait l’impression que le vaisseau était dressé sur sa queue. Floyd se trouvait sur l’avant et les autres sièges lui apparaissaient comme fixés à un mur qui plongeait verticalement sur lui. Il fit de son mieux pour ignorer cette pénible illusion jusqu’au moment où l’aube se leva au-dehors.

En quelques secondes ils traversèrent des voiles écarlates, roses, dorés et bleus et surgirent dans l’éclatante blancheur du jour. En dépit du verre teinté des hublots, Floyd demeura pendant plusieurs minutes à demi aveuglé par les rayons du soleil qui se déplaçaient lentement dans la cabine. Bien qu’il fût en plein espace, il n’était pas question de pouvoir contempler les étoiles.

Il mit ses mains devant ses yeux et risqua un regard jusqu’au hublot. Au-dehors, un aileron brillait, comme chauffé à blanc dans l’éclat du soleil. Alentour, tout était obscur et cette obscurité était très certainement emplie d’étoiles qu’il était impossible de voir.

Le poids diminuait lentement. Les fusées s’éteignaient progressivement tandis que l’astronef se plaçait sur son orbite. Le tonnerre des moteurs devint un grondement étouffé, puis un timide sifflement qui fit place au silence. S’il n’avait pas été retenu par son harnais, Floyd aurait flotté hors de son siège. Son estomac, en tout cas, semblait bien vouloir prendre ce chemin. Il fit le souhait que les pilules qu’on lui avait données une demi-heure et dix mille milles auparavant fissent leur effet. Il avait eu le mal de l’espace une seule fois dans sa carrière et c’avait été une fois de trop.

La voix du pilote se fit entendre, ferme et confiante :

— Veuillez observer les prescriptions zéro g. Nous aborderons la station N°1 dans quarante-cinq minutes.

L’hôtesse s’approcha dans l’étroit couloir, à droite des rangées de sièges. Une lourdeur à peine perceptible marquait ses pas. Ses sandales semblaient s’arracher difficilement au sol, comme si elles étaient enduites de colle. Elle se tenait sur le ruban de velcro jaune qui allait d’une extrémité à l’autre de la cabine et du plafond. Le ruban, tout comme les semelles de ses sandales, était recouvert de myriades de crochets minuscules adhérant les uns aux autres. Le fait de pouvoir marcher ainsi en apesanteur était extraordinairement rassurant pour les passagers désorientés.

— Désirez-vous du thé ou du café, docteur ?

— Non, merci.

Il sourit. Ces tubes de plastique que l’on devait téter lui donnaient toujours l’impression d’être redevenu un bébé.

L’hôtesse tournait autour de lui tandis qu’il ouvrait sa serviette et mettait de l’ordre dans ses papiers.

— Docteur Floyd, puis-je vous poser une question ?

— Mais certainement.

Il regarda par-dessus ses lunettes.

— Mon fiancé est géologue à Clavius, dit miss Simmons en choisissant soigneusement ses mots. Je suis sans nouvelles de lui depuis une semaine.

— J’en suis navré. Mais peut-être n’est-il pas à la base même ? Il est possible qu’on ne puisse entrer en contact avec lui pour l’instant.

Elle secoua la tête :

— Il m’avertit toujours en pareil cas. Vous comprenez sûrement que je me fais du souci, avec tous ces bruits qui courent. Est-ce vrai ce que l’on dit, qu’il y aurait une épidémie sur la Lune ?

— Si c’est le cas, il n’y a aucune raison de s’inquiéter. Souvenez-vous de cette quarantaine, en 98, à cause du virus de la grippe qui avait muté. Il y a eu beaucoup de malades mais personne n’est mort. C’est tout ce que je puis vous dire.

Il avait conclu d’un ton ferme. Miss Simmons se redressa en souriant.

— Je vous remercie, docteur. Excusez-moi de vous avoir dérangé.

— Mais pas du tout, fit-il galamment mais sans conviction.

Puis il essaya, en un ultime effort, de se plonger dans la masse des documents et rapports techniques. Sur la Lune, il n’aurait certainement pas le temps de lire.

 

 

8. Rendez-vous orbital

 

Une demi-heure plus tard, le pilote annonça :

— Contact dans dix minutes. Veuillez vérifier votre harnais.

Floyd obéit instantanément et rangea ses papiers. C’était courir au-devant des ennuis que de chercher à lire pendant le numéro d’acrobatie céleste que constituaient les trois cents derniers milles du voyage. Mieux valait fermer les yeux et se détendre tandis que l’astronef était secoué d’avant en arrière par les brèves impulsions de ses fusées.

Quelques minutes plus tard, Floyd eut une première vision de la station N°1. L’immense roue de trois cents mètres de diamètre scintillait dans le soleil. Elle n’était plus qu’à quelques milles. Non loin, dérivant sur la même orbite, Floyd aperçut une navette Titov-V et la silhouette presque sphérique d’un Arès-1 B, le cheval de labour de l’espace, avec ses quatre supports trapus destinés à amortir le choc de l’arrivée sur la Lune.

Au moment où le Orion III abordait la station, la Terre apparut. Ils en étaient maintenant à 200 milles et Floyd découvrit une bonne partie de l’Afrique et de l’océan Atlantique. Entre les masses de nuages, il parvint à repérer le tracé bleu-vert de la côte du Ghâna.

L’axe central de la station, ses bras d’amarrage déployés, dérivait lentement vers eux. Contrairement à l’ensemble de la construction, il ne tournait pas, ou plutôt, il tournait en sens inverse, à une allure qui contrebalançait exactement le mouvement de la station. Ainsi les vaisseaux pouvaient aborder pour débarquer passagers et matériel sans craindre d’être entraînés dans la rotation.

Avec un choc à peine perceptible, l’astronef et la station entrèrent en contact. À l’extérieur, il y eut des bruits métalliques, des grincements, puis un bref sifflement quand les pressions des deux atmosphères s’égalisèrent. Quelques secondes après, le sas s’ouvrit et un homme pénétra dans la cabine. Il portait les pantalons étroits et la chemisette qui étaient l’uniforme du personnel de la station.

— Heureux de vous rencontrer, docteur Floyd. Je suis Nick Miller, du service de sécurité. Je dois veiller sur vous jusqu’à l’heure de votre correspondance.

Ils se serrèrent la main. Floyd adressa un sourire à l’hôtesse :

— Transmettez mes salutations au capitaine Tynes et remerciez-le pour la balade. Nous nous reverrons peut-être au retour.

Il se hissa jusqu’au sas, puis, de là, passa dans la vaste chambre circulaire qui correspondait au moyeu de la station. Il se déplaçait avec précaution : il y avait plus d’un an qu’il ne s’était pas trouvé en apesanteur. La chambre était rembourrée et ses parois étaient garnies de poignées. Floyd s’agrippa fermement quand elle se mit à tourner pour se synchroniser avec la station. La vitesse augmenta peu à peu et il ressentit la pesanteur qui commençait à s’exercer, comme autant de doigts invisibles qui l’attiraient doucement vers la paroi. Il finit par se retrouver debout, oscillant légèrement comme une algue dans le courant. La paroi, comme par magie, était maintenant devenue le sol. La force centrifuge de la station les avait capturés. Elle était cependant encore très faible, si près du centre, mais elle augmenterait au fur et à mesure qu’ils s’en éloigneraient.

Floyd suivit Miller au long d’un escalier incurvé. Tout d’abord, son poids fut si faible qu’il dut pratiquement se haler vers le bas en s’aidant de la rampe. Ce ne fut que lorsqu’ils eurent atteint le salon des passagers, sur la paroi externe de l’immense roue, qu’il put se déplacer normalement.

Depuis sa dernière visite, le salon avait été refait et de nouveaux aménagements avaient été ajoutés. En plus des tables, des fauteuils, du restaurant et de la poste, il y avait à présent un coiffeur, un drugstore, un cinéma et une boutique de souvenirs où l’on trouvait des photos et des diapositives de paysages lunaires ainsi que des fragments garantis authentiques de Luniks, Rangers et autres Surveyors inclus sous plastique, vendus à des prix exorbitants.

— Voulez-vous prendre quelque chose ? demanda Miller. Nous ne monterons à bord que d’ici une demi-heure.

— Une tasse de café. Avec deux sucres. J’aimerais également appeler la Terre.

— Très bien, docteur. Je m’occupe du café. Les cabines sont de ce côté.

Les cabines d’appel ne se trouvaient qu’à quelques mètres d’une barrière où deux entrées annonçaient :

 

BIENVENUE DANS LE SECTEUR AMÉRICAIN.

BIENVENUE DANS LE SECTEUR SOVIÉTIQUE.

 

Au-dessous on pouvait lire en anglais, russe, chinois, français, allemand et espagnol :

 

VEUILLEZ PRÉPARER VOS

Passeport

Visa

Certificat médical

Permis de transport

Déclaration de poids

 

Il était permis de voir un plaisant symbole dans le fait que les passagers étaient parfaitement libres de se mêler à nouveau une fois les portes franchies. La division n’existait que pour des motifs purement administratifs.

Floyd, après avoir vérifié que le numéro d’appel des États-Unis était bien toujours 81, composa les vingt chiffres de son numéro personnel, glissa sa carte de crédit universelle dans la fente de paiement et obtint sa communication en trente secondes.

Washington dormait encore. L’aube ne se lèverait pas avant plusieurs heures. Mais Floyd ne dérangerait personne. La gouvernante trouverait le message enregistré à son réveil.

« Miss Flemming, ici le docteur Floyd. Excusez-moi d’être parti aussi vite. Voudriez-vous appeler mon bureau et demander que l’on récupère la voiture ? Elle se trouve au Dulles Airport, et c’est Mr Bailey, officier supérieur du contrôle, qui en détient la clé. Ensuite, j’aimerais que vous appeliez le Chevy Chase Country Club et que vous laissiez un message pour la secrétaire. Je ne pourrai pas participer au tournoi de tennis du prochain week-end. Transmettez-leur mes excuses. Je crois qu’ils comptaient sur moi. Ensuite, appelez les Dowtown Electronics et dites-leur que si la vidéo n’est pas réparée avant… disons mercredi, ils n’ont qu’à la reprendre. »

Il s’interrompit et essaya de récapituler tous les problèmes qui pouvaient surgir dans les prochains jours.

« Si vous manquez d’argent liquide, appelez le bureau. Ils peuvent me transmettre les messages urgents mais il est possible que je sois trop occupé pour y répondre. Embrassez les enfants et dites-leur que je vais revenir très vite. Oh ! bon sang ! voilà quelqu’un que je ne veux pas voir. Je vous rappellerai de la Lune si j’en ai le temps. Au revoir, miss Flemming. »

Il tenta de s’échapper, mais il était trop tard : on l’avait déjà repéré. Le Dr Dimitri Moisevitch, de l’Académie des Sciences d’U.R.S.S., arrivait de la section soviétique. C’était l’un des meilleurs amis de Floyd, et la dernière personne qu’il eût voulu rencontrer en un tel endroit et en un tel moment.

 

 

9. Navette pour la Lune

 

L’astronome russe était grand, maigre et blond. Son visage sans la moindre ride ne pouvait révéler ses cinquante-cinq ans, dont dix passés à construire l’observatoire radio-télescopique géant sur l’autre face de la Lune que deux mille milles de roc abritaient des parasites terrestres.

— Heywood ! Que l’univers est petit ! Comment allez-vous ? Et vos enfants ?

— Ça va, répondit aimablement Floyd, avec cependant une expression un rien absente. Nous parlons souvent des bons moments que nous avons passés ensemble l’été dernier.

Il était désolé de ne pouvoir être plus sincère. Cette semaine de vacances à Odessa, en compagnie de Dimitri, avait été vraiment agréable.

— Et vous… enfin, je pense que vous allez là-bas ? demanda Dimitri.

— Euh, oui… Je repars dans une demi-heure. Connaissez-vous Mr Miller ?

L’officier de sécurité s’était approché tout en se tenant à distance respectueuse avec une tasse de café.

— Bien sûr. Mais posez donc cette tasse, Mr Miller. Le docteur a une dernière chance de prendre une boisson civilisée, ne la gâchons pas. Non, vraiment… j’insiste.

Ils suivirent Dimitri jusqu’à la galerie d’observation et se retrouvèrent bientôt assis à une table, face au panorama mouvant des étoiles. La station N°1 accomplissait un tour par minute et la force centrifuge ainsi créée équivalait à la pesanteur lunaire. On avait pensé que c’était là un compromis satisfaisant entre la pesanteur terrestre et l’apesanteur totale. De plus, cela permettait aux passagers en transit pour la Lune de s’accoutumer.

La Terre et les étoiles défilaient en silence au-delà des baies. Cette partie de la station était actuellement à l’opposé du soleil, autrement il eût été impossible de lever les yeux. La Terre elle-même, qui occupait une moitié du ciel, noyait dans son éclat les étoiles les plus brillantes. Mais déjà elle s’estompait tandis que la station se dirigeait vers sa face nocturne. D’ici à quelques minutes, elle ne serait plus qu’un vaste disque noir constellé des lueurs des cités. Et le ciel appartiendrait aux seules étoiles.

Dimitri, ayant prestement absorbé son premier verre, attaquait déjà le second.

— Dites-moi, que signifie toute cette histoire à propos d’une épidémie dans le secteur américain ? Je voulais me rendre là-bas par le même vol que vous et je me suis entendu répondre : « Non, professeur. Nous sommes désolés, mais la quarantaine a été décidée jusqu’à nouvel ordre. » J’ai tiré toutes les sonnettes possibles sans résultat. Alors je compte sur vous, Heywood, pour me dire ce qu’il en est réellement.

Floyd eut un grognement intérieur. Nous y voilà, se dit-il. Je serais beaucoup mieux à bord de la navette, en route vers la Lune.

— Cette… euh… quarantaine, est une simple mesure de sécurité, dit-il prudemment. Nous ne sommes même pas certains qu’elle soit nécessaire, mais nous préférons prendre nos précautions.

— Mais de quelle maladie s’agit-il ? Quels sont les symptômes ? insista Moisevitch. Cela pourrait-il être d’origine extra-terrestre ? Voulez-vous que nos services médicaux vous aident ?

— Désolé, Dimitri, mais on m’a demandé de ne rien dire pour l’instant. Je vous remercie de votre offre, mais je crois que nous pourrons nous en tirer nous-mêmes.

— Hmm… Il me paraît étrange que l’on vous envoie, vous, astronome, pour une épidémie.

— Ex-astronome. Il y a des années que je travaille à la recherche, Dimitri. On me considère à présent comme un expert scientifique, ce qui signifie que je peux m’occuper de tout.

— Alors vous savez ce que signifie AMT-1 ?

Miller faillit s’étouffer, mais Floyd était plus solide. Il regarda son vieil ami dans les yeux et dit calmement :

— AMT-1 ? Quelle drôle de dénomination. Où avez-vous entendu parler de cela ?

— Ça va, Heywood, vous ne me tromperez pas. Mais si jamais vous vous trouvez devant quelque chose de trop fort, je souhaite que vous n’attendiez pas qu’il soit trop tard pour appeler à l’aide.

Miller regarda ostensiblement sa montre.

— Embarquement dans cinq minutes, docteur. Je crois que nous ferions bien d’y aller.

Bien qu’il sût parfaitement qu’il leur restait encore au moins une demi-heure, Floyd se leva en hâte. Trop vite, car il avait oublié la pesanteur réelle. Il dut s’agripper à la table pour ne pas s’envoler.

— J’ai été très heureux de vous rencontrer, Dimitri, fit-il sans trop de conviction. Bon voyage de retour. Je vous appellerai à mon arrivée.

Comme ils franchissaient le contrôle américain, Floyd remarqua à l’adresse de Miller :

— Eh bien, j’ai eu chaud. Merci d’être venu à mon aide.

— Vous savez, docteur, dit l’officier de sécurité, j’espère qu’il se trompe.

— À propos de quoi ?

— Du fait que nous risquons de nous trouver devant quelque chose de trop fort pour nous.

— Ça, dit Floyd d’un air déterminé, c’est bien ce que j’ai l’intention de découvrir.

Quarante-cinq minutes plus tard, le vaisseau lunaire Arès-1 B quittait la station. Il n’y eut pas le déchaînement de puissance et de bruit qui accompagnait les départs depuis la Terre mais un simple sifflement presque inaudible au moment où les moteurs à plasma déversèrent dans l’espace leur faible courant électrique. La poussée se poursuivit durant un quart d’heure et l’accélération était si timide qu’elle n’empêchait nullement de se déplacer dans la cabine. Lorsqu’elle prit fin, pourtant, le vaisseau n’avait plus aucun lien avec la Terre. En s’éloignant de la station, il s’était libéré de l’emprise de la gravité et il constituait à présent une sorte de nouvelle planète qui tournait autour du soleil selon sa propre orbite.

Floyd se trouvait seul dans la cabine prévue pour trente passagers. Il était étrange de voir tous ces sièges vides autour de soi et de profiter des attentions exclusives du steward et de l’hôtesse, sans parler du pilote, du copilote et des deux ingénieurs. Floyd doutait que beaucoup d’hommes, au cours de l’Histoire, eussent bénéficié d’un tel service. Il se souvint de la remarque cynique de certain pontife : « À présent que nous détenons la papauté, profitons-en. » Eh bien, ma foi, il n’avait qu’à profiter de ce voyage et de l’euphorie qu’engendrait l’apesanteur. Avec le poids disparaissaient la plupart des soucis. Quelqu’un avait dit une fois que si l’on pouvait être terrifié dans l’espace, on ne pouvait y être malheureux. C’était vrai.

Steward et hôtesse, semblait-il, étaient bien décidés à le faire manger durant les prochaines vingt-cinq heures, et il ne cessait de repousser des plats qu’il n’avait pas commandés. Le fait de manger en gravité zéro ne posait pas de vrai problème, contrairement aux sombres pronostics des premiers astronautes. Floyd était assis devant une table très ordinaire à laquelle on fixait assiettes et plats, comme sur un bateau par gros temps. Tous les mets, de quelque façon, possédaient un certain pouvoir adhésif afin qu’ils ne quittent pas l’assiette pour voyager dans la cabine. Ainsi une côtelette était retenue prisonnière par une épaisse sauce, une salade rigoureusement maîtrisée par ses ingrédients. Avec un peu d’astuce et de pratique, on réduisait considérablement le nombre des plats à proscrire, telles que les soupes chaudes et les pâtisseries par trop friables. Pour les liquides, c’était différent : ils étaient tous présentés sous tube.

Toute une génération de volontaires héroïques quoique peu enthousiastes avait contribué à la mise au point des toilettes qui étaient maintenant à peu près sûres. Floyd en fit l’essai dès le début de la période de chute libre. Il se retrouva dans un petit réduit cubique pourvu de tous les aménagements que l’on trouvait sur un avion mais baignant dans une lumière rouge particulièrement pénible à l’œil. Un avis gravé annonçait :

 

TRÈS IMPORTANT !

POUR VOTRE CONFORT, VEUILLEZ LIRE

ATTENTIVEMENT LES INSTRUCTIONS !

 

Floyd s’assit selon une vieille habitude qui persistait même en apesanteur et lut plusieurs fois la notice. Lorsqu’il fut certain qu’aucune modification n’avait été apportée depuis son dernier voyage, il appuya sur le bouton marqué DÉPART.

Tout près, un moteur électrique se mit à vrombir et Floyd sentit le mouvement qui s’amorçait. Ainsi que le prescrivait la notice, il ferma les yeux et attendit. Une minute après, une sonnerie retentit et il rouvrit les yeux. La lumière était devenue d’un rose pâle reposant et, fait beaucoup plus important, la gravité était rétablie. Seule une faible vibration indiquait qu’il s’agissait d’une gravité de fortune entretenue par la rotation du compartiment des toilettes. Floyd prit un morceau de savon, le lâcha et le regarda dériver lentement. La force centrifuge ne devait représenter en fait que le quart de la pesanteur normale. Mais cela suffisait pour que les objets se déplacent dans la bonne direction, ce qui était particulièrement important en un tel endroit.

Il appuya sur le bouton STOP et ferma de nouveau les yeux. Lentement, la sensation de poids reflua tandis que cessait la rotation. La sonnerie retentit par deux fois et la lumière rouge fit sa réapparition. La porte se retrouva alors en position correcte et Floyd put sortir. Il se glissa rapidement dans la cabine et ses semelles de velcro adhérèrent aussitôt au tapis. Il avait depuis longtemps épuisé les joies de l’apesanteur et appréciait le fait de pouvoir marcher à peu près normalement.

Il avait largement de quoi s’occuper. Lorsqu’il en eut assez des rapports officiels et des mémos, il brancha son minibloc d’information sur le circuit du vaisseau et parcourut les dernières nouvelles de la Terre. Il formait l’un après l’autre les numéros de code des principaux journaux électroniques du monde. Il connaissait par cœur la plupart et n’avait pas besoin de consulter la liste qui figurait au dos du bloc. En jouant sur la mémoire de la visionneuse, il pouvait consulter la première page et choisir rapidement les rubriques qui l’intéressaient. Chacune avait son propre numéro de référence et, lorsqu’il le formait, le rectangle qui avait les dimensions d’un timbre-poste s’agrandissait sur l’écran. La lecture achevée, il suffisait de revenir à la vision de la page entière et de choisir une autre rubrique.

Parfois, Floyd se demandait si le minibloc et la technologie fantastique qu’il supposait représentaient le sommet des découvertes humaines en matière de communications. Il se trouvait en plein espace, s’éloignant de la Terre à des milliers de milles à l’heure et pourtant, en quelques fractions de seconde, il lui était possible de consulter n’importe quel journal. Le mot même de journal était une survivance anachronique en cet âge électronique. Le texte se modifiait automatiquement d’heure en heure. Même en ne lisant que la version anglaise on pouvait passer sa vie entière à absorber le flot sans cesse changeant des informations retransmises par satellites.

Il était difficile d’imaginer que le système pût être modifié ou amélioré. Pourtant, songea Floyd, tôt ou tard il disparaîtrait pour être remplacé par quelque chose qui renverrait les miniblocs au rang des presses de Gutenberg.

La lecture des journaux électroniques amenait souvent une autre réflexion : plus les moyens de diffusion se faisaient merveilleux, plus barbare, atterrant et choquant était leur contenu. Accidents, désastres, crimes, menaces de conflit, éditoriaux sinistres – tels semblaient être les sujets principaux des articles qui se propageaient dans l’espace. Floyd en venait parfois à se demander si tout cela était vraiment aussi terrible qu’il y semblait. Les informations d’Utopie, après tout, auraient sans doute été atrocement ennuyeuses.

De temps en temps, le commandant de bord ou un autre membre de l’équipage entrait dans la cabine et échangeait quelques mots avec lui. Chacun semblait lui témoigner beaucoup de respect et être dévoré de curiosité quant à l’objet de sa mission, mais ils étaient tous trop polis pour poser des questions ou même faire des allusions.

Seule, la mignonne petite hôtesse se montrait parfaitement à son aise en sa présence. Floyd découvrit très vite qu’elle était originaire de Bali. Elle avait emporté au-delà de l’atmosphère terrestre un peu de la grâce et du mystère de son île natale encore préservée. L’un des souvenirs les plus agréables et les plus étranges de ce voyage devait rester pour Floyd une démonstration de danse balinaise sous gravité zéro tandis que se profilait comme décor le croissant bleu-vert de la Terre.

Il y eut une période de sommeil durant laquelle la lumière baissa dans la cabine. Floyd attacha ses bras et ses jambes aux fixations élastiques qui devaient l’empêcher de dériver involontairement. Le procédé pouvait paraître assez barbare mais ici, en apesanteur, un lit sans matelas était encore plus confortable que la plus moelleuse des couches sur Terre.

Lorsqu’il se fut arrimé, il sombra rapidement dans le sommeil, mais il s’éveilla bientôt à demi et fut abasourdi par l’étrangeté de ce qui l’entourait. Pendant un instant, il eut l’impression de se trouver au milieu d’un lampion japonais. Puis il décida fermement : « Rendors-toi, mon vieux. Ce n’est qu’une navette lunaire très ordinaire. »

Lorsqu’il s’éveilla de nouveau, la Lune occupait la moitié du ciel et les manœuvres de décélération allaient commencer. Les baies s’ouvraient maintenant sur l’espace libre et il se rendit au poste de contrôle. Sur les écrans de proue, il put alors observer les ultimes phases de la descente.

Les montagnes lunaires grandissaient à vue d’œil. Elles ne ressemblaient en rien à celles de la Terre. Il leur manquait les sommets neigeux, les touches vertes de végétation et les couronnes de nuages. Néanmoins, les violents contrastes d’ombre et de lumière leur conféraient une surprenante beauté. Ici, les lois de l’esthétique terrestre ne jouaient plus. Ce monde avait été façonné par des forces étrangères qui, durant des éons de temps, étaient demeurées inconnues de la Terre jeune et verte avec ses glaciations, ses mers changeantes et ses chaînes de montagnes qui se dissolvaient comme les brumes à l’aube. Ici, le passé, jusqu’à maintenant, avait été inconcevable. Le passé, pas la mort, puisque la Lune n’avait jamais vécu.

À présent, le vaisseau se trouvait presque à la verticale de la ligne séparant le jour de la nuit, au-dessus d’un chaos d’ombres mêlées et de pics isolés qui captaient les premières lueurs de l’aube lunaire. L’endroit était dangereux pour un éventuel débarquement, même avec l’assistance d’instruments électroniques, mais le vaisseau s’en éloignait lentement, se dirigeant vers la face obscure.

Comme son regard s’accoutumait à la faible clarté extérieure, Floyd vit que le paysage plongé dans la nuit n’était pas complètement obscur. Il était habité d’une fantomatique clarté qui révélait nettement les pics, les vallées et les plaines. La Terre géante flottait dans le ciel.

Sur le panneau de contrôle, des lueurs scintillaient au-dessus des écrans radar, des chiffres naissaient sur les voyants des ordinateurs au fur et à mesure que se rapprochait le sol. Celui-ci était encore à plus de mille milles lorsque les fusées amorcèrent le freinage. Durant des siècles, la Lune parut emplir le ciel tandis que le soleil glissait sous l’horizon, jusqu’à ce qu’un seul et immense cratère occupe le champ de vision. La navette descendait vers les pics qui se dressaient au centre et Floyd vit soudain que l’un d’eux clignotait sur un rythme régulier. Sur Terre, cela aurait pu être une balise d’aéroport et il contempla cette lueur la gorge serrée. C’était la preuve indéniable que les hommes étaient installés sur la Lune.

Le cratère grandissait encore et ses parois s’enfonçaient à l’horizon. Les petits cratères qui marquaient le fond prenaient leurs véritables dimensions. Certains avaient des milles de large et ils auraient pu contenir des villes entières.

Sous contrôle automatique, le vaisseau glissait dans l’espace étoilé vers le paysage nu qui brillait doucement sous la Terre. Une voix se fit soudain entendre par-dessus le sifflement des fusées et les échos électroniques :

— Contrôle de Clavius à Vol Spécial 14. O.K. pour l’approche. Veuillez procéder à vérification manuelle du verrouillage, de la pression hydraulique et du gonflement des amortisseurs.

Le pilote appuya sur diverses touches lumineuses et des voyants verts s’illuminèrent.

— Verrouillage, pression hydraulique et amortisseurs O.K.

— Bien reçu, dit la Lune.

La descente se poursuivit en silence. Pourtant, une vive conversation continuait à se dérouler, mais elle était entretenue par les machines qui se transmettaient des trains d’impulsions à des vitesses que leurs constructeurs n’auraient pu atteindre.

Déjà, plusieurs pics se dressaient au-dessus de l’astronef. Le sol n’était plus qu’à quelques centaines de mètres et la balise était devenue une brillante étoile qui dominait les bâtiments bas et les véhicules aux silhouettes baroques. Au dernier stade, les fusées parurent moduler quelque mystérieuse chanson, s’interrompant parfois afin de corriger leur poussée. Brusquement, un nuage de poussière s’éleva et masqua toute chose. Les fusées crachèrent une dernière fois et l’engin oscilla légèrement, comme un canot pris dans les lames. Il fallut quelques secondes à Floyd pour comprendre que le silence était revenu en même temps qu’une faible pesanteur.

Sans le moindre incident, en quelques heures, il avait fait l’extraordinaire voyage dont les hommes avaient rêvé pendant deux mille ans. Il venait de se poser sur la Lune.

 

 

10. La base de Clavius

 

Clavius, avec ses 150 milles de diamètre, est le second par ordre de grandeur des cratères de la face visible de la Lune. Il est situé au centre des Highlands lunaires du Sud. Sa formation est très ancienne et des éternités d’activité volcanique et de bombardement de météores ont marqué ses parois et sa surface. Depuis la dernière période de formation de cratères où les débris de la ceinture des astéroïdes ont plu sur les planètes intérieures, il connaît toutefois la paix, une paix d’un demi-milliard d’années.

Des mouvements nouveaux agitaient pourtant le fond du cratère : l’homme y établissait sa première base sur la Lune. En cas d’urgence, elle pourrait devenir autonome. Les moyens vitaux provenaient des rochers broyés, chauffés et traités chimiquement. Le sous-sol lunaire pouvait tout fournir : hydrogène, oxygène, carbone, azote, phosphore ainsi que la plupart des autres éléments. Il suffisait de savoir où les trouver.

La base de Clavius constituait un système clos, une sorte de Terre en miniature qui recyclait en permanence tous ses principes de vie. L’atmosphère était purifiée dans une immense « serre » circulaire aménagée sous la surface du sol. La nuit, sous les lampes à incandescence, ou le jour, sous la clarté filtrée du soleil, des mètres carrés de pousses vertes se développaient dans une ambiance chaude et humide. Ces pousses constituaient des mutations d’un type spécial, capable de fournir en abondance de l’oxygène et accessoirement de la nourriture.

Le gros de la production alimentaire était assuré par des processus chimiques ainsi que par le traitement des algues. L’écume verte qui circulait au long des centaines de mètres de tubes transparents aurait difficilement tenté un gourmet, pourtant les biochimistes avaient le pouvoir de la convertir en côtelettes et en steaks que seul un connaisseur pouvait distinguer des originaux.

Les 1 100 hommes et les 600 femmes qui constituaient le personnel de la base étaient tous des scientifiques et des techniciens hautement entraînés et qui avaient été, sur Terre, l’objet d’une sélection très sévère. Bien que l’existence sur la Lune fût à présent débarrassée des servitudes, des dangers occasionnels et des inconvénients des premiers jours, elle nécessitait une certaine préparation psychologique et elle n’était guère recommandée à ceux qui souffraient de claustrophobie. L’aménagement du sous-sol à partir du roc ou de la lave solidifiée coûtait du temps et de l’argent et l’« appartement standard » pour une personne n’était encore qu’une pièce de trois mètres sur deux, haute de deux mètres cinquante. Elle évoquait un studio de motel décoré avec goût : lit convertible, télé, chaîne haute-fi délité et visiophone. De plus, par un simple artifice, l’unique paroi vierge pouvait se transformer en paysage terrestre avec un choix de vingt vues différentes. Cette touche de luxe était caractéristique de la base bien qu’il fût parfois difficile d’en démontrer la nécessité aux nouveaux venus. Chaque homme, chaque femme vivant à Clavius avait coûté des centaines de milliers de dollars de formation, de transport et d’habitat et cela justifiait bien un léger extra pour assurer leur tranquillité d’âme. Il ne s’agissait nullement d’art par amour de l’art mais de simple sécurité.

L’un des principaux attraits de la base – et de toute la Lune – était sans nul doute la faible gravité qui conférait une sensation de bien-être. Elle avait pourtant ses dangers et il fallait quelques semaines pour s’adapter. Sur la Lune, le corps humain devait réapprendre d’autres réflexes et distinguer pour la première fois la masse du poids.

Un homme qui, sur Terre, dépassait les quatre-vingt-dix kilos, avait l’heureuse surprise de n’en faire plus que quinze sur la Lune. Cette impression de légèreté persistait aussi longtemps qu’il se déplaçait en ligne droite et à une allure uniforme. Dès qu’il changeait de direction, dès qu’il tournait ou s’arrêtait brusquement, sa masse, son inertie, se manifestaient à nouveau. C’était là une constante inaltérable qui demeurait la même sur Terre, sur la Lune ou en plein espace. Pour s’adapter à la vie lunaire, il était essentiel de bien comprendre que tous les objets y opposaient six fois plus de résistance que leur poids ne pouvait le laisser supposer. En général, la leçon s’apprenait avec d’innombrables collisions et chocs plus ou moins violents et les vieux colons se tenaient prudemment à l’écart des nouveaux venus jusqu’à ce que ceux-ci se fussent acclimatés.

La base était un petit monde, avec ses ateliers, ses bureaux, ses hangars, son ordinateur central, ses générateurs, ses garages, ses cuisines, ses laboratoires et sa serre. Ironiquement, la plupart des moyens utilisés pour la construction de cet empire souterrain avaient été développés durant la Guerre Froide. Ceux qui avaient séjourné dans une base de missiles se sentaient parfaitement à l’aise à Clavius. Les gestes et le décor de la vie quotidienne y étaient les mêmes et il s’agissait d’une certaine façon de se défendre ici aussi contre un environnement hostile. Mais le but final était pacifique. Il avait fallu dix mille ans aux hommes pour découvrir enfin quelque chose d’aussi excitant que la guerre. Malheureusement, tous n’avaient pas encore compris cela.

Les pics acérés entrevus avant l’atterrissage avaient mystérieusement disparu sous l’horizon. Une plaine grise s’étendait autour de l’astronef, luisant sous la Terre déclinante. Le ciel était totalement noir, pourtant seules les étoiles les plus brillantes étaient visibles dans la réverbération du sol. Plusieurs véhicules d’apparence bizarre s’approchaient de l’Arès-1 B : grues, tracteurs et camions. Certains étaient automatiques, d’autres pilotés par un chauffeur installé dans une cabine pressurisée. La plupart se déplaçaient sur pneus ballons, cette plaine lisse n’offrant pas de difficultés particulières. Il y avait cependant un camion-citerne muni de ces fameuses flexi-roues qui avaient fait leurs preuves sur la Lune. Il s’agissait de plaques disposées en cercle, chaque plaque étant montée indépendamment sur ressort. Les flexi-roues avaient la plupart des avantages des chenilles dont elles étaient inspirées. Elles s’adaptaient au terrain en variant leur forme et leur diamètre et, supérieures en ceci aux chenilles, elles continuaient de fonctionner lorsque des sections venaient à disparaître.

Un petit car muni d’un appendice rappelant une trompe d’éléphant approchait maintenant de la nef. Quelques secondes après, la coque résonna sous un choc, puis le sifflement de l’air qui s’échappait se fit entendre. Finalement, le verrouillage s’établit et les pressions s’égalisèrent. La porte intérieure du sas s’ouvrit, livrant passage au comité d’accueil.

Celui-ci était conduit par Ralph Halvorsen, administrateur de la Province dite Méridionale qui englobait la base et toutes les missions extérieures. Il était accompagné du Dr Roy Michaels, directeur de la Recherche. C’était un petit géophysicien aux cheveux grisonnants que Floyd avait rencontré lors de ses précédentes visites. Le reste du comité était composé d’une douzaine de chercheurs et d’assistants. Ils témoignèrent d’un certain respect envers Floyd, mais, à en juger par l’attitude de l’administrateur lui-même, ils n’attendaient qu’une occasion pour clamer leurs doléances.

— Heureux de vous avoir parmi nous, docteur Floyd, déclara Halvorsen. Vous avez fait bon voyage ?

— Ce ne pouvait être mieux, répondit Floyd. L’équipage a été aux petits soins pour moi.

Tandis que le car les emmenait vers la base, il échangea les habituelles paroles courtoises avec les autres mais nul ne fit allusion à l’objet de sa venue. À trois cents mètres de l’astronef, ils passèrent devant un panneau qui annonçait :

 

BIENVENUE À LA BASE DE CLAVIUS

Groupe de Recherches Astronautiques

des États-Unis

1994

 

Ils plongèrent alors dans une ouverture qui les conduisit rapidement au sous-sol. Une porte massive s’ouvrit puis se referma sur eux. Puis une seconde et enfin une troisième. Lorsque cette dernière porte se fut refermée, un grand souffle d’air annonça qu’ils se trouvaient à présent dans l’atmosphère de la base.

Ils suivirent rapidement un tunnel empli de câbles et de canalisations qui résonnaient de pulsations régulières et Floyd se retrouva soudain dans un univers familier : ordinateurs, secrétaires, machines à écrire, tableaux et téléphones. Ils s’arrêtèrent devant une porte marquée : ADMINISTRATEUR et Halvorsen déclara avec tact :

— Le Dr Floyd et moi-même nous rendrons à la salle de conférences dans quelques minutes.

Les autres acquiescèrent et se retirèrent. Avant que Halvorsen ait pu introduire Floyd dans son bureau, il y eut une petite interruption : une porte s’ouvrit non loin et une fillette bondit sur l’administrateur de la base.

— Papa ! Tu as été En Haut ! Tu avais promis de m’emmener !

— Allons, Diana, fit Halvorsen avec tendresse, j’ai seulement dit que je t’emmènerais quand je le pourrais. Mais il fallait que j’accueille le Dr Floyd. Serre-lui la main, veux-tu : il vient juste d’arriver de la Terre.

La petite fille tendit à Floyd une main mignonne. Il estima qu’elle devait avoir dans les huit ans. Son visage lui était vaguement familier et il se rendit compte soudain que l’administrateur le regardait avec un sourire interrogateur. Il comprit pourquoi.

— Incroyable ! À ma dernière visite, c’était encore un bébé !

— Elle a eu quatre ans la semaine dernière, dit fièrement Halvorsen. Les enfants se développent rapidement avec cette pesanteur. Et ils vieillissent également moins vite. Elle vivra plus longtemps que vous et moi.

Floyd, fasciné, fixait la petite demoiselle, notant l’attitude gracieuse et la charpente extraordinairement fine.

— Très heureux de te revoir, Diana, dit-il.

Puis une impulsion soudaine – curiosité ou simple politesse – le poussa à ajouter :

— Aimerais-tu aller sur Terre ?

Les yeux de Diana s’agrandirent d’étonnement et elle secoua la tête.

— C’est un endroit très vilain. Quand on tombe, on se fait mal. Et il y a trop de gens.

Voici donc une représentante de la génération de l’espace, songea Floyd. Elle deviendra de plus en plus importante dans les années à venir. Cette pensée était empreinte d’une certaine tristesse et de beaucoup d’espoir. La Terre était entièrement conquise et pacifiée, sans doute un peu fatiguée aussi, mais il y aurait toujours des espaces nouveaux pour ceux qui aimaient la liberté, pour les pionniers endurcis, les aventuriers irascibles. Leurs outils et leurs armes ne seraient pourtant ni la hache ni le fusil, ni le canoë ou le chariot bâché mais la pile atomique, la propulsion plasma et la ferme hydroponique. Le temps n’était plus éloigné où la Terre devrait dire adieu à ses enfants.

Halvorsen réussit à repousser sa progéniture à l’aide de menaces et de promesses et introduisit Floyd dans son bureau. Celui-ci ne faisait pas plus de quatre mètres carrés. Des photos dédicacées du président des États-Unis, du secrétaire général de l’O.N.U. et des astronautes célèbres couvraient les murs. L’aspect général de la pièce, les objets qui s’y trouvaient, tout indiquait clairement que celui qui y travaillait valait 50 000 dollars par an.

Floyd fut englouti par un fauteuil de cuir et accepta un « sherry » produit dans les labos de la base.

— Comment ça va, Ralph ? demanda-t-il après une première gorgée prudente et une seconde, approbatrice.

— Pas si mal que cela, répondit Halvorsen. Il y a cependant une chose qu’il vaut mieux que vous sachiez tout de suite avant de vous aventurer dans les parages.

— Et c’est ?

— Eh bien, je pense que l’on pourrait dire qu’il s’agit d’un problème moral, soupira Halvorsen.

— Vraiment ?

— Ce n’est pas encore très grave, mais cela risque de le devenir avant peu.

— Le black-out sur les informations, dit Floyd d’un ton neutre.

— C’est cela. Mes gars commencent à bouillir. Il faut bien se dire que la plupart ont de la famille sur Terre. Les gens peuvent penser qu’ils sont tous morts de la peste lunaire.

— Je suis navré de cet état de choses, dit Floyd, mais il était impossible de trouver une meilleure couverture. Jusqu’ici elle a tenu. À ce propos, j’ai rencontré Moisevitch à la station et même lui semble y croire.

— Voilà qui devrait satisfaire la sécurité.

— Pas tellement. Il a aussi entendu parler de AMT-1. Les rumeurs commencent à se propager. Mais nous ne pouvons faire aucune déclaration avant de savoir de quoi il s’agit et si nos amis chinois ne sont pas derrière tout ça.

— Le Dr Michaels croit détenir la réponse. Il meurt d’envie de vous la communiquer.

Floyd finit son verre.

— Et je meurs d’envie de l’entendre. Allons-y.

 

 

11. L’anomalie

 

La conférence avait lieu dans une vaste pièce rectangulaire où une centaine de personnes pouvaient aisément tenir. Elle était pourvue des tout derniers équipements optiques et électroniques et aurait pu faire figure de salle de conférences modèle si de nombreuses affiches, photos et tableaux d’amateurs n’avaient révélé qu’elle abritait également le cercle culturel de la base. Floyd fut particulièrement frappé par une collection de panneaux visiblement rassemblés avec amour :

 

DÉFENSE DE MARCHER SUR LES PELOUSES – STATIONNEMENT UNILATÉRAL – DÉFENSE DE FUMER – ON EST PRIÉ DE NE PAS DONNER À MANGER AUX ANIMAUX – LA PLAGE À CENT MÈTRES.

 

S’ils étaient authentiques – et ils semblaient l’être – leur transport depuis la Terre avait dû coûter une fortune. Ils révélaient une réaction émouvante : sur ce monde hostile, les humains étaient encore capables de plaisanter à propos des choses qu’ils avaient laissées loin derrière eux et que jamais leurs enfants ne regretteraient.

Quarante à cinquante personnes attendaient Floyd et chacun s’inclina avec cérémonie à son entrée. Tout en hochant la tête à l’adresse de quelques visages familiers, il murmura à l’intention de Halvorsen :

— J’aimerais dire quelques mots avant la réunion.

Il s’assit dans la première rangée tandis que l’administrateur gagnait l’estrade et contemplait un instant l’auditoire avant de commencer :

— Mesdames et messieurs, je pense qu’il est inutile de vous dire que cette conférence représente un moment important. Nous sommes tous heureux d’avoir parmi nous le Dr Heywood Floyd. Nous le connaissons tous de réputation et certains personnellement. Il vient juste d’arriver de la Terre par vol spécial et, avant toute chose, il voudrait vous dire quelques mots. Docteur…

Floyd se leva sous les applaudissements et succéda à Halvorsen. Il sourit :

— Merci. Je désirais vous dire ceci : le Président m’a demandé de vous transmettre toutes ses félicitations pour votre travail que nous espérons voir très bientôt reconnu par le monde entier. Je suis parfaitement conscient du fait que certains d’entre vous – sans doute la plupart – attendent anxieusement que le voile du secret soit levé. Il ne serait pas scientifique de réagir autrement.

Il surprit un regard du Dr Michaels dont le visage maigre était légèrement froncé en une expression qui mettait en évidence la longue cicatrice qui marquait sa joue droite, résultat de quelque accident spatial. Il savait très bien que le géologue s’était vigoureusement élevé contre « ces idioties de roman-feuilleton ».

— Je voudrais vous rappeler, reprit-il, à quel point cette situation est extraordinaire. Nous devons être absolument certains du moindre fait. La plus légère erreur nous ôterait toutes nos chances. Il convient donc de se montrer patient pendant quelque temps encore. Tel est le souhait du Président. Voilà tout ce que j’avais à vous dire. À présent, je suis prêt à entendre vos rapports.

Il regagna sa place.

— Merci, docteur, dit Halvorsen.

Puis il fit un signe de tête, plutôt sec sembla-t-il, à l’adresse du Dr Michaels qui gagna l’estrade tandis que s’estompaient les lumières.

Une photographie de la Lune apparut sur l’écran. Un cratère d’un blanc brillant occupait le centre. Des traces blanches s’en irradiaient comme si quelqu’un avait lancé un sac de farine qui se serait répandu sur toute la surface lunaire.

— Tycho, annonça Michaels en désignant le cratère. Ce cliché pris à la verticale le met particulièrement en évidence, bien mieux que depuis la Terre puisqu’il apparaît proche du bord de la face visible. À cette altitude – quelques milliers de milles – vous pouvez constater à quel point il domine tout cet hémisphère lunaire.

Il s’interrompit pour permettre à Floyd d’assimiler cette vision inhabituelle d’un site familier, puis reprit :

— L’année dernière, nous nous sommes livrés à une exploration magnétique de cette région à partir d’un satellite placé sur orbite basse. Nous l’avons achevée le mois dernier et en voici le résultat : cette carte, par quoi tout a commencé.

Une seconde image apparut. Elle évoquait une carte de niveaux bien qu’il s’agît uniquement d’une représentation de divers champs magnétiques. Les lignes étaient en général rigoureusement parallèles et bien délimitées mais, dans un angle, elles se rapprochaient brusquement pour former des cercles concentriques. Cela ressemblait à un nœud dans une planche. Même pour un œil non exercé, il apparaissait évident que le champ magnétique était, dans cette région, d’une nature particulière. Au bas de la carte figurait une mention en gros caractères :

 

ANOMALIE MAGNÉTIQUE DE TYCHO N°1.

 

Et dans le coin supérieur droit on pouvait lire :

 

CONFIDENTIEL

 

— Tout d’abord, nous avons pensé qu’il pouvait s’agir d’un affleurement de roche magnétique, mais l’évidence géologique s’opposait nettement à cette hypothèse. Même une météorite ferronickel de grande taille ne pourrait produire un champ aussi intense. Nous avons donc décidé d’aller examiner les lieux.

« La première expédition n’a d’abord rien découvert. Le terrain était tout à fait normal, avec la couche de poussière habituelle. Une sonde a été placée au centre exact du champ afin de prélever un échantillon de sol. À cinq mètres de profondeur, elle s’est arrêtée. On a alors décidé de creuser, ce qui n’est pas facile en scaphandre, je puis vous l’assurer.

« À la suite de sa découverte, l’expédition est revenue ici à toute allure. Une équipe plus importante l’a remplacée, avec un équipement mieux adapté. Ils ont creusé pendant deux semaines et le résultat a été celui que vous connaissez.

La salle se fit totalement silencieuse comme apparaissait une nouvelle image. Bien que chacun l’eût déjà vue plusieurs fois, il ne se trouva personne pour ne pas se pencher en avant dans l’espoir de découvrir des détails inconnus. Sur Terre comme sur la Lune, moins d’une centaine d’hommes avaient eu jusqu’ici l’occasion de voir ce document.

Il représentait un homme en scaphandre spatial rouge et jaune, immobile au fond d’une excavation, tenant une toise graduée en décimètres. Le paysage aurait pu se situer sur Mars aussi bien que sur la Lune s’il n’y avait eu l’objet devant lequel se tenait l’homme. C’était un bloc de matière noire, dressé verticalement. Il mesurait à peu près trois mètres de hauteur et devait avoir un mètre cinquante de largeur. Pour Floyd, il avait l’apparence assez sinistre de quelque pierre tombale géante. Il était parfaitement symétrique et ses arêtes étaient aiguës. Il était si noir qu’il semblait absorber la lumière. Nul détail n’apparaissait sur sa surface lisse. Il était impossible de dire s’il était fait de pierre, de métal, de plastique ou de quelque autre matériau.

— AMT-1, annonça le Dr Michaels avec une nuance de respect dans la voix. Cela paraît très récent, n’est-ce pas ? On ne peut blâmer ceux qui estimaient qu’il n’avait pas plus de quelques années et qui ont tenté de le relier à la troisième expédition chinoise de 98. Pour ma part, je n’ai jamais été d’accord et maintenant nous sommes en mesure de le dater avec précision par rapport au site géologique.

« Docteur Floyd, mes collègues et moi-même sommes prêts à engager notre réputation sur ce point : l’Anomalie Magnétique de Tycho est sans le moindre rapport avec la race humaine car, lorsque le monolithe fut enfoui, il n’existait encore aucun être humain. Voyez-vous, il a environ trois millions d’années. Vous contemplez en ce moment la première manifestation d’une intelligence extraterrestre.

 

 

12. Voyage au clair de terre

 

Province des grands cratères. – S’étend au sud du centre approximatif de la face visible et à l’est de la Province des cratères du centre. Compte de nombreux cratères dus à des impacts météoritiques, pour la plupart importants, l’un d’eux étant le plus vaste de la surface lunaire. Dans le nord, quelques cratères proviennent de l’impact ayant engendré la Mare Imbrium. Terrain difficile à l’exception de quelques fonds de cratères. Pentes de l’ordre de 10 à 12˚ sauf fonds horizontaux.

Débarquement et progression. – Débarquement difficile en principe par suite de la pente et de la nature du sol. Moins difficile sans doute dans le fond des cratères. Progression presque impossible dans toutes les directions. Un relevé de parcours est nécessaire. Progression toutefois possible dans quelques fonds.

Construction. – Généralement possible, la pente n’étant pas trop accentuée. Présence de nombreux blocs isolés. Extraction de lave sans doute difficile.

Tycho. – Diamètre : 54 milles. Hauteur de la paroi : 2 500 mètres. Profondeur au centre : 4 000 mètres. Est à l’origine du plus important réseau de sillons visible sur la surface lunaire, certains s’étendant jusqu’à plus de 500 milles du cratère.

(Extrait du rapport technique sur la surface lunaire, bureau des recherches de l’Armée – Service géologique, Washington, 1961.)

 

Le laboratoire mobile qui se déplaçait sur la plaine à 50 milles à l’heure évoquait une sorte de roulotte géante montée sur huit flexi-roues. Il constituait une véritable base autonome dans laquelle vingt hommes pouvaient vivre et travailler durant plusieurs semaines. C’était en fait une sorte d’astronef qui se déplaçait au sol et pouvait décoller en cas de besoin. Par exemple, s’il venait à rencontrer une crevasse ou un canyon, il franchissait l’obstacle à l’aide de ses quatre fusées plutôt que de le contourner.

Floyd se pencha vers la baie de vision et découvrit la piste nettement tracée par les multiples véhicules qui avaient déjà sillonné le sol friable. À intervalles réguliers, de hauts poteaux surmontés d’un phare clignotant apparaissaient en bordure. Même lorsque régnait la nuit lunaire, il était impossible de s’égarer au long des 200 milles qui séparaient la base de Clavius de AMT-1.

Les étoiles étaient à peine plus nombreuses et plus brillantes que par une nuit d’été au Nouveau-Mexique ou dans le Colorado. Mais dans le ciel d’un noir de charbon deux apparitions détruisaient l’illusion de nuit terrestre. La première était la Terre, suspendue comme un gigantesque phare au-dessus de l’horizon du nord. Elle était des dizaines de fois plus brillante que la pleine lune et recouvrait le paysage d’une froide clarté bleu-vert.

Et il y avait le pâle cône de lumière perlée qui se dessinait à l’horizon d’est. Il devenait de plus en plus intense, comme si quelque incendie prodigieux faisait rage au bord de la Lune. C’était là une vision que nul homme n’avait jamais eue sur Terre sauf lors de quelques rares éclipses totales. C’était la couronne solaire, annonciatrice de l’aube lunaire. Avant peu, le soleil envahirait à nouveau le paysage pétrifié.

Floyd était assis dans la cabine aux côtés de Halvorsen et de Michaels. Sans cesse ses pensées revenaient au gouffre de trois millions d’années qui s’était ouvert devant lui. À l’image de la plupart des scientifiques, il avait l’habitude de concevoir des périodes encore plus longues, mais elles concernaient les mouvements des étoiles et les cycles infiniment lents des choses inanimées. L’esprit, pas plus que l’intelligence, n’était touché et ces éons ne pouvaient engendrer l’émotion.

Trois millions d’années ! La fresque houleuse de l’Histoire écrite, avec ses rois, ses empires, ses tragédies et ses triomphes couvrait à peine un millième de tout ce temps. Non seulement l’homme mais aussi la plupart des animaux terrestres n’existaient pas encore lorsque le monolithe noir avait été érigé sur la Lune, dans le plus vaste des cratères. Qu’il eût été délibérément placé là, le Dr Michaels en était certain.

— Tout d’abord, avait-il dit, j’ai eu l’espoir qu’il pouvait signaler l’emplacement de quelque construction souterraine, mais nos dernières fouilles ont éliminé cette idée. Il repose sur une vaste plate-forme qui est du même matériau noir, et le rocher en dessous est intact. Les… créatures qui l’ont placé là voulaient être certaines qu’il demeurerait stable en dépit des séismes. Il a été construit pour l’éternité.

Il y avait tout à la fois de la joie et une certaine tristesse dans le ton de Michaels, et Floyd partageait ces émotions. Ils avaient trouvé là une réponse à l’une des plus anciennes questions que se fût jamais posées l’homme. Ils possédaient la preuve irréfutable que celui-ci n’était pas la seule espèce intelligente que l’univers ait connue. Mais cette idée leur rendait encore plus écrasante l’immensité du Temps. Ceux qui étaient venus avaient manqué l’humanité de quelques centaines de milliers de générations. Et peut-être était-ce aussi bien, songea Floyd. Pourtant que n’auraient-ils pu apprendre d’êtres qui avaient vaincu l’espace alors que les ancêtres de l’homme vivaient encore dans les arbres !

À quelques centaines de mètres, un poteau se silhouettait sur l’horizon étonnamment proche. Une construction dont la forme évoquait une tente apparaissait à la base. Elle était recouverte d’une feuille d’argent destinée à la protéger de la chaleur du jour lunaire. Comme ils s’approchaient encore, Floyd put lire à la clarté de la Terre :

 

DÉPÔT DE SECOURS N°3

20 kg de carburant

10 litres d’eau

20 unités alimentaires MK 4

1 trousse à outils B

1 nécessaire réparation

TÉLÉPHONE

 

Il tendit le doigt :

— Vous est-il venu à l’idée que l’anomalie de Tycho pouvait être une espèce de dépôt de secours comme celui-ci, laissé par une expédition qui n’est jamais revenue ?

— C’est une possibilité, admit Michaels. Le champ magnétique serait alors destiné à signaler sa position. Mais le monolithe est plutôt petit pour contenir des fournitures.

— Pourquoi ? intervint Halvorsen. Nul ne connaît la taille de ces êtres. Peut-être mesuraient-ils quelques centimètres et, pour eux, le monolithe serait très haut.

Michaels hocha la tête :

— C’est hors de question. D’aussi petites créatures ne sauraient être intelligentes. Le cerveau doit avoir un certain volume.

Floyd avait déjà remarqué que Halvorsen et Michaels adoptaient souvent des points de vue opposés bien que les frictions entre eux fussent assez rares. Simplement ils se respectaient et acceptaient leurs désaccords.

De toute façon, il était difficile de tomber d’accord sur le chapitre de AMT-1. Depuis six heures qu’il était sur la Lune, Floyd avait entendu une bonne douzaine de théories sans en risquer aucune lui-même. Monument, repère, tombeau, appareil de calcul géophysique, telles étaient en général les hypothèses les plus fréquentes et certains de leurs défenseurs se montraient particulièrement fermes. Bon nombre de paris avaient déjà été émis et lorsque la vérité serait connue, à supposer qu’elle le fût jamais, une importante somme d’argent changerait de mains.

Jusqu’à présent, le bloc noir avait résisté à toutes les tentatives de Michaels et de ses collègues pour prélever des échantillons. Ils ne doutaient pas qu’un rayon laser pût en venir à bout – rien ne résistait à une telle concentration d’énergie – mais la décision d’employer un moyen aussi radical revenait à Floyd. D’ores et déjà, il était déterminé à essayer les rayons X, les ultra-sons, les faisceaux de neutrons et autres moyens avant d’en venir au laser. C’était le propre du barbare de détruire ce qu’il ne pouvait comprendre, mais peut-être les hommes n’étaient-ils que des barbares comparés aux êtres qui avaient érigé les monolithes.

Et d’où avaient-ils pu venir ? De la Lune même ? C’était tout à fait impossible. S’il y avait jamais eu la moindre trace de vie sur ce monde désolé, elle avait été détruite durant la période de formation des cratères, quand la surface avait été chauffée à blanc.

De la Terre ? Hautement improbable mais pas impossible. Mais une civilisation terrestre avancée – peut-être non humaine – au Pléistocène aurait laissé d’autres traces de son existence. Nous les aurions découvertes bien avant de débarquer sur la Lune, se dit Floyd.

Cela laissait deux possibilités : les autres planètes et les étoiles. Pourtant, l’évidence était contre la présence de la vie, de toute forme de vie, dans le système solaire, en dehors de la Terre et de Mars. Les mondes intérieurs étaient trop chauds, ceux de l’extérieur trop froids, à moins de descendre à des profondeurs où la pression atteignait des centaines de tonnes au centimètre carré.

Alors les visiteurs étaient peut-être venus des étoiles, ce qui paraissait encore plus incroyable.

En levant les yeux vers les constellations, Floyd se rappela combien de fois ses collègues avaient prouvé l’impossibilité des voyages interstellaires. Le bond de la Terre à la Lune était déjà considérable, mais l’étoile la plus proche était encore des millions de fois trop lointaine…

Il se dit qu’il perdait son temps en échafaudant des hypothèses : il fallait attendre de nouvelles preuves.

— Veuillez attacher vos ceintures et arrimer les objets, lança soudain le haut-parleur. Nous approchons d’une pente de quarante degrés.

Deux poteaux-balises venaient d’apparaître à l’horizon et le véhicule allait passer devant eux. Floyd avait à peine bouclé sa ceinture qu’ils se trouvaient déjà au bord d’une pente affolante. C’était comme un toit aigu sur lequel ils s’élancèrent. La Terre disparut derrière eux mais le véhicule avait ses projecteurs allumés. Des années auparavant, Floyd avait contemplé l’intérieur du Vésuve depuis le bord du cratère et il avait tout à coup l’impression très nette d’y tomber. Ce n’était pas particulièrement agréable.

Ils franchissaient en fait les terrasses supérieures des parois de Tycho et ils se trouvaient encore à des centaines de mètres du fond. Michaels tendit le doigt vers la vaste plaine qui se déployait devant eux.

— Là-bas ! lança-t-il.

Floyd hocha la tête : il avait déjà repéré les petites lueurs rouges et vertes à quelques milles de distance. Tandis qu’ils progressaient lentement sur la pente, il ne les quitta plus des yeux. Bien sûr, le véhicule était parfaitement contrôlé, mais il ne respira pas vraiment avant qu’ils aient retrouvé l’horizontale.

À présent, il apercevait le groupe des dômes pressurisés où vivaient les hommes qui participaient aux fouilles. On aurait dit autant de bulles argentées sous la clarté de la Terre. Floyd remarqua la tour de radio, le parc des véhicules, la foreuse et l’énorme entassement de rochers qui avaient été arrachés au sol lunaire jusqu’à révéler le monolithe. Le camp, minuscule et dérisoire dans la solitude lunaire, semblait terriblement vulnérable au centre des forces silencieuses de la nature. Nul signe de vie n’était visible et l’on ne pouvait deviner pour quelle raison les hommes se trouvaient en un tel endroit, si loin de chez eux.

— Vous pouvez l’apercevoir, maintenant, annonça Michaels. Là, sur la droite, à deux cents mètres de l’antenne, à peu près.

Ainsi, c’est donc ça, songea Floyd, tandis que le véhicule atteignait le fond du cratère. Son pouls s’accéléra et il se pencha pour mieux voir. Ils franchirent un éboulis de rocs et AMT-1 apparut comme sur la photo.

Floyd cilla, secoua la tête, et regarda, encore et encore. Même dans la clarté de la Terre, il était difficile de distinguer nettement le monolithe.

Tout d’abord, il eut l’impression d’un rectangle de papier carbone, sans la moindre épaisseur. Bien sûr, c’était là une simple illusion d’optique. L’objet qu’il apercevait, bien que solide, reflétait si peu de lumière qu’il apparaissait comme une simple silhouette.

Tandis que le véhicule s’approchait encore, les trois hommes demeuraient silencieux. Ils étaient à la fois émus et incrédules, comme s’ils ne parvenaient pas à croire que la Lune, ce monde mort, ait pu réserver aux hommes une aussi fantastique surprise.

Ils stoppèrent à une dizaine de mètres de l’excavation et regardèrent par une baie latérale. Mais il n’y avait pas grand-chose à voir en dehors de cette forme parfaitement géométrique. Aucune marque, aucun défaut n’était visible dans cette masse d’ébène. C’était comme un cristal de nuit et, durant un instant, Floyd se demanda s’il ne pouvait s’agir là de quelque phénomène naturel issu des pressions et des chaleurs qui avaient donné naissance à la Lune. Mais cette improbable hypothèse avait été depuis longtemps examinée et repoussée.

Obéissant à quelque signal, les feux placés au bord de l’excavation s’allumèrent et la clarté de la Terre fut repoussée par une lumière bien plus intense. Dans le vide lunaire, les faisceaux des projecteurs étaient invisibles, bien sûr. Seules apparaissaient les ellipses d’un blanc aveuglant centrées sur le monolithe. Et, lorsqu’elles le touchaient, sa surface noire semblait les absorber.

La Boîte de Pandore, songea Floyd, soudain saisi d’un pressentiment. Elle attend d’être ouverte par l’homme, cet insatiable curieux. Que va-t-il trouver à l’intérieur ?

 

 

13. L’aube lente

 

Le dôme principal n’avait pas plus de cinq mètres de diamètre et l’intérieur n’était guère confortable. Le véhicule, maintenant relié à l’un des deux sas, apportait un volume supplémentaire appréciable.

Dans cet hémisphère travaillaient et vivaient six savants et techniciens attachés en permanence aux recherches sur AMT-1. Le dôme renfermait également la plus grande partie du matériel et des instruments ainsi que tout ce qui ne pouvait supporter le vide extérieur. On y trouvait cuisine, salle d’eau et toilettes. Un circuit de TV surveillait en permanence le site.

 

Floyd ne fut pas surpris lorsque Halvorsen choisit de rester à l’intérieur du dôme. Il exposa son point de vue avec une franchise admirable.

— Les scaphandres sont un mal nécessaire. J’en endosse un quatre fois par an pour mes tournées d’inspection. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais m’asseoir ici et vous regarder par TV.

Il était assez injuste à l’égard des scaphandres car les tout derniers modèles étaient maintenant plus confortables que les armures portées par les premiers explorateurs lunaires. On pouvait les endosser en moins d’une minute, sans aide, et ils étaient pratiquement automatiques. Le modèle 5 que Floyd portait maintenant le protégerait de toutes les rigueurs de la Lune, de nuit comme de jour. Accompagné du Dr Michaels, il se dirigea vers le petit sas. Comme cessait la pulsation des pompes, il sentit son scaphandre se raidir sur lui et le silence du vide les enveloppa soudain.

Il fut brisé par le son rassurant de la radio :

— O.K. pour la pression, docteur Floyd ? Vous respirez normalement ?

— Ça va.

Son compagnon vérifia les écrans et les jauges placés à l’extérieur de son scaphandre, puis déclara :

— Bon. Allons-y.

La porte extérieure s’ouvrit et le paysage de poussière apparut, illuminé par la Terre.

Avec des mouvements lents de nageur, Floyd suivit Michaels. La progression n’était pas difficile. En vérité, il se sentait beaucoup plus à l’aise dans le scaphandre que nulle part ailleurs. Le poids supplémentaire qu’il apportait imposait une faible résistance aux mouvements et donnait l’illusion d’avoir presque retrouvé la pesanteur terrestre.

L’aspect du paysage avait quelque peu changé depuis leur arrivée, moins d’une heure auparavant. Les étoiles et la demi-Terre étaient toujours aussi brillantes, mais la nuit lunaire, longue de quatorze jours, approchait de son terme. La couronne solaire était comme une aube étrange à l’horizon de l’est, et soudain le mât qui supportait l’antenne de radio, à une quarantaine de mètres au-dessus de Tycho, parut s’embraser dans les tout premiers rayons du soleil.

Floyd et Michaels attendirent jusqu’à ce que le directeur des recherches et ses deux assistants émergent à leur tour du sas, puis ils marchèrent ensemble vers l’excavation. Lorsqu’ils parvinrent au bord, un arc incandescent se dessinait à l’horizon. Il faudrait encore plus d’une heure au soleil pour faire son apparition, mais, déjà, les étoiles commençaient à s’effacer.

L’excavation était encore plongée dans l’ombre, mais les projecteurs en illuminaient violemment le centre. Floyd s’engagea avec précaution sur la rampe qui conduisait au rectangle de nuit. Il éprouvait une sensation de dépaysement et de vulnérabilité. Ici, presque au seuil de la Terre, l’homme affrontait un mystère qu’il ne résoudrait peut-être jamais. Trois millions d’années auparavant, quelque chose était venu là, quelque chose avait laissé cet incompréhensible symbole avant de regagner l’une des planètes, ou les étoiles.

Floyd fut interrompu dans sa rêverie :

— Ici, le directeur des recherches. Mettez-vous sur un rang, je vous prie, afin que nous puissions prendre quelques photos. Docteur Floyd, voulez-vous vous placer au centre ? Docteur Michaels… Merci…

À l’exception de Floyd, nul ne semblait trouver qu’il y avait là quelque chose de drôle. En toute honnêteté, il dut s’avouer d’ailleurs qu’il était heureux que quelqu’un eût amené un appareil photo. Le cliché serait incontestablement historique et il en garderait quelques exemplaires pour lui. Il se demanda si son visage serait visible sous le casque.

— Merci, messieurs, dit le photographe après qu’ils eurent pris une bonne dizaine de clichés. La base vous adressera les tirages que vous pourriez désirer.

Floyd reporta alors toute son attention sur le monolithe noir. Il en fit lentement le tour, s’arrêtant pour l’examiner sous tous les angles, essayant de fixer dans son esprit toute l’étrangeté de cette vision. Il n’espérait pas découvrir quoi que ce fût, car il savait très bien qu’il ne restait pas un centimètre carré qui n’eût été examiné au microscope.

Lentement, le soleil montait au-dessus du cratère et ses rayons se déversaient presque librement sur la face est du monolithe. Celui-ci, pourtant, continuait d’absorber chaque particule de lumière.

Floyd décida de se livrer à une expérience très simple : il se plaça entre le bloc et le soleil et chercha son ombre sur la surface noire et lisse. Il n’y en avait aucune. Dix kilowatts de chaleur brute pour le moins devaient actuellement toucher le monolithe. Si quelque chose se trouvait à l’intérieur, très bientôt cela entrerait en ébullition.

Comme c’est étrange, se dit Floyd, de se trouver ici alors que le soleil, pour la première fois depuis que la Terre a connu les glaciers, va toucher cette… cette chose. Le noir… L’idéal pour absorber l’énergie solaire. Mais il rejeta cette pensée à peine lui fut-elle venue : qui eût été assez stupide pour enterrer un appareil fonctionnant à l’énergie solaire à plus de cinq mètres sous le sol ? Il regarda la Terre qui commençait déjà à pâlir dans le ciel du matin lunaire. Seule une poignée d’hommes entre les six milliards qui y vivaient étaient au courant de la découverte. Comment l’humanité réagirait-elle lorsque le black-out serait levé ?

Les conséquences politiques et sociales seraient immenses. Chaque être, quelle que fût son intelligence, verrait sa vie, sa philosophie, son sens des valeurs subtilement transformés. Même si l’on ne découvrait rien de plus sur AMT-1, même s’il demeurait pour toujours un mystère, l’homme saurait désormais qu’il n’était pas seul sur l’univers. Ceux qu’il avait manqués à quelques millions d’années près pouvaient fort bien revenir un jour. Et si ce n’étaient pas eux, il en viendrait d’autres. Tous les avenirs possibles recelaient désormais cette éventualité.

Il était encore perdu dans ses pensées quand le haut-parleur, à l’intérieur de son casque, émit soudain un sifflement électronique suraigu, une sorte de signal distordu, saturé. Instinctivement, il leva ses mains gantées jusqu’à son casque. Puis il se reprit et agrippa le contrôle de volume d’un geste frénétique. Quatre signaux déchirèrent encore l’éther, puis ce fut le silence miséricordieux.

Tout autour de l’excavation, les silhouettes des hommes s’étaient figées. Ainsi, se dit Floyd, cela ne venait pas de mon récepteur. Ils ont tous entendu.

Après trois millions d’années d’obscurité, AMT-1 venait de saluer l’aube lunaire.

 

 

14. À l’écoute

 

À cent millions de milles au-delà de Mars, dans les solitudes glacées où l’homme ne s’était pas encore aventuré, Monitor 79 dérivait lentement entre les orbites mêlées des astéroïdes. Durant trois ans, il avait accompli sans faille sa mission, ce qui était tout à fait à l’honneur des savants américains qui l’avaient mis au point, des ingénieurs anglais qui l’avaient construit et des techniciens russes qui l’avaient lancé.

Un fin réseau d’antennes filtrait le flot des émissions radio, les craquements et les sifflements de ce que Pascal, en des temps plus simples, avait naïvement appelé « le silence des espaces infinis ». Les détecteurs de radiations décelaient et analysaient en permanence le flux cosmique venu du centre de la Galaxie et d’au-delà. Des télescopes électroniques et à rayons X observaient des étoiles que jamais l’œil humain ne pourrait contempler. Des magnétomètres mesuraient les tempêtes et les ouragans venus du soleil, les tourbillons de plasma qui soufflaient sur les planètes à des milliers de milles à l’heure. Tout cela, et bien d’autres choses encore, était capté, enregistré par Monitor 79 dans les cristaux de sa mémoire.

L’une de ses antennes, par un prodige de l’électronique, demeurait constamment orientée en direction d’un point proche du soleil. Parfois, à des mois d’intervalle, cette cible lointaine serait apparue à un œil humain comme une brillante étoile doublée d’une compagne plus pâle. La plupart du temps, cependant, elle était noyée dans le rayonnement solaire.

Toutes les vingt-quatre heures, Monitor 79 envoyait à la Terre les informations qu’il avait emmagasinées, condensées en une impulsion radio de cinq minutes. À la vitesse de la lumière, celle-ci atteignait son but un quart d’heure après. Elle était alors amplifiée et enregistrée par des appareils qui l’ajoutaient aux milliers de milles de bandes magnétiques stockées dans le sous-sol du centre spatial mondial à Washington, Moscou et Canberra.

Depuis le lancement des premiers satellites, cinquante ans auparavant, des trillions, des quadrillions d’informations étaient venues de l’espace. Elles avaient été enregistrées en attendant le jour où elles pourraient contribuer au développement de la connaissance. Une fraction seulement de toutes ces informations serait jamais traitée, mais on ne pouvait savoir quels renseignements seraient utiles dans dix, cinquante ou cent ans. Ainsi l’on gardait tout. Les bandes, conservées dans des galeries climatisées, étaient reproduites en trois exemplaires. Elles faisaient partie du trésor de l’humanité et elles étaient plus utiles que tout l’or qui dormait dans les caves des banques.

Monitor 79 avait décelé quelque chose d’étrange, une émission faible mais parfaitement nette qui traversait le système solaire. Elle était tout à fait différente de ce qu’il avait déjà observé dans le champ des phénomènes naturels. Automatiquement, il en releva la direction, la durée et l’intensité. D’ici quelques heures, il transmettrait cette information à la Terre. Tout comme Orbiter M 15, qui tournait en deux jours autour de Mars, Sonde 21 qui passait au-dessus de l’écliptique et même Comète Artificielle N°5 qui se dirigeait vers les espaces déserts situés au-delà de l’orbite de Pluton et qui n’atteindrait pas le point extrême de sa course avant un millier d’années. Tous détectèrent le flux d’énergie qui affola les instruments, tous firent automatiquement leur rapport aux lointaines banques-mémoires de la Terre.

Les ordinateurs auraient pu ne pas établir de relation entre ces quatre émissions perçues par des sondes spatiales dont les orbites étaient séparées par des millions de milles, mais dès qu’il reçut le rapport du matin, le Central Prévisionniste de Goddard sut que quelque chose d’inhabituel avait traversé le système solaire durant les dernières vingt-quatre heures.

Il ne possédait qu’une partie du trajet suivi par l’émission. Pourtant, lorsque l’ordinateur eut projeté le tableau de disposition des planètes, le trajet total apparut aussi nettement qu’une traînée de condensation dans un ciel sans nuages ou qu’une trace de pas dans un champ de neige vierge. Un flux d’énergie laissant derrière lui un sillage de radiations avait quitté la Lune en direction des étoiles.